Pour mieux appréhender la crise des Gilets jaunes, Roseline Letteron, qui vient de publier La Liberté de manifestation dans la collection « Les essais de la Sorbonne » revient pour notre rubrique « Focus » sur les caractéristiques de ce mouvement.

 

En quoi le mouvement des Gilets jaunes a-t-il fait évoluer l’étude des manifestations ?
Le mouvement des Gilets jaunes a permis d’envisager de manière différente les manifestations. L’histoire et la sociologie les appréhendaient essentiellement comme des instruments de mobilisation, le plus souvent encadrées par des organisations syndicales ou des partis politiques. Le droit, quant à lui, les étudiait comme objet d’une procédure de déclaration destinée, avant tout, à protéger l’ordre public. Or, les Gilets jaunes se sont caractérisés, du moins au début du mouvement, par une absence d’encadrement partisan ou syndical, et par une grande diversité des revendications. La procédure de déclaration préalable a été ignorée, donnant l’apparence d’un mouvement spontané et surtout non encadré.

 

Vous évoquez dans votre essai au chapitre XII, la notion de NRP (Nouveaux Rassemblements de Personnes) en prenant notamment pour exemple le mouvement des Gilets jaunes. Ces rassemblements, dès lors qu’ils sont déclarés, parviennent à se transformer en « manifestation » au sens du droit positif. NRP ou manifestation, dans quelle catégorie placez-vous alors les Gilets jaunes ?
La notion de « Nouveau rassemblement de personnes » n’est ni juridique ni historique. Elle a d’abord été employée par des sociologues pour désigner des mouvements le plus souvent éphémères, utilisant la rue comme espace d’expression. Apéros géants, dîners en blanc, FlashMobs, ils avaient pour particularité d’être initiés sur les réseaux sociaux, sans organisateurs identifiés. D’abord essentiellement ludiques, ils n’ont guère été perçus comme des menaces. Mais les Gilets jaunes ont repris ce mode de fonctionnement de manière souvent plus agressive. Refusant la procédure déclaratoire, ils refusaient aussi tout dialogue préalable avec l’autorité de police, suscitant de réelles difficultés pour garantir l’ordre public. C’est seulement après plusieurs mois d’activité que le mouvement s’est scindé en plusieurs groupes, certains d’entre eux accepté de déclarer leurs manifestations. Ceux-là, mais seulement ceux-là, sont devenus des militants « ordinaires » exerçant leur liberté de manifester. De manière générale, ce mouvement a ainsi mis en lumière les difficultés que rencontre le régime juridique des manifestations, issu d’un décret-loi de 1935 peu adapté aux mobilisations lancées sur les réseaux sociaux.

 

Les nouvelles technologies de l’information font prendre aux manifestations une nouvelle ampleur. Comment celles-ci les influencent-elles et quels sont à vos yeux leurs effets pervers ?
Il n’est pas certain que internet et les réseaux sociaux modifient la quantité de manifestants. Au contraire, en permettant à chaque mouvement, aussi petit soit-il, d’appeler à un rassemblement, ils contribuent à une sorte de dispersion des mobilisations. C’est en soi un effet pervers car elles perdent en visibilité, confrontés à une concurrence importante entre les mouvements revendicatifs. En revanche, internet et les réseaux sociaux permettent l’instantanéité de la mobilisation, les participants pouvant être invités en quelques heures, voire quelques minutes. Là encore, cette immédiateté n’est pas sans effets pervers. La procédure de déclaration étant écartée, les forces de l’ordre n’ont plus d’échanges avec les organisateurs sur la date, le parcours ou le service d’ordre indispensable à la sécurité des manifestants. Pour assurer l’ordre public, les autorités compétentes sont donc tentées d’utiliser les outils du renseignement pour connaître les mobilisations en cours sur les réseaux sociaux. A la procédure de déclaration préalable se substitue alors une surveillance des réseaux sociaux finalement plus attentatoire aux libertés que la simple déclaration d’une manifestation.

 

Roseline Letteron est professeur de droit public à Sorbonne Université et membre du Centre d'histoire du XIXe siècle.